À Propos
de Minuit
Ces quelques mots pour dire à quel point j’ai apprécié Minuit, la complexité et la force de ses personnages si habilement composée et imposée en si peu de lignes, l’économie de mots et l’ampleur de la manipulation, cette violence si subtilement amenée, sans jugement, l’horreur découpée et posée comme sur la froidure du marbre, sous la lumière blême d’un néon, pour mieux nous dire ce que nous trouverions peut-être en nous, au fond, au-delà de nos faux-semblants somme toute si prévisibles, si nous acceptions de nous confronter au huis clos de nous-mêmes, là où «minuit exhume ce que midi enfouit».
Shenaz Patel
Critique de D. Bellier,
Le Mauricien
Avec la publication de Minuit, Yusuf Kadel invite à s’intéresser à différentes formes de violence, à travers des dialogues éclatants de réalisme et de sobriété.
Les personnages sont adultes. Un tueur en prison, une épouse qui semble distante, une femme qui pose beaucoup de questions et puis un homme qui a pu introduire une arme dans le parloir où chacune des trois scènes se déroule. La pièce Minuit intrigue et retient l’attention par le caractère énigmatique de ses dialogues, ce qui n’enlève rien à leur grand réalisme ; grâce aussi à l’apparente intimité du parloir face auquel le lecteur, et, espérons-le, le futur spectateur, fait figure d’intrus ou de voyeur.
Il serait étonnant qu’une telle parution ne suscite pas de désirs de mise en scène, ou pire qu’elle soit bloquée, comme l’a été dans le passé Un septembre noir, autre pièce du même auteur, par la difficulté à trouver quelqu’un pour interpréter le rôle principal, celui de l’adolescente…
À défaut de le voir jouer, on ne se privera pas de lire ce texte, et même de le relire, à l’envers par exemple, pour en explorer les différents ressorts. Minuit interroge chacun sur la violence, celle que l’on lit dans les journaux ou que l’on voit dans certains films, et aussi celle que nous produisons intérieurement et vivons quotidiennement. « Minuit exhume ce que midi enfouit. Ouais. C’est là que s’agitent les spectres de tous poils. » Si l’auteur semble délivrer dans la bouche d’un des quatre personnages une clé pour entendre le titre de cette pièce, son texte en recèle bien d’autres, qui révèlent petit à petit d’étranges destinées et laissent imaginer des personnages tout droit sortis de quelque roman policier ! Ce n’est pourtant pas l’action qui retient l’attention, mais la pertinence des mots et la suggestion omniprésente sur laquelle l’auteur travaille avec jubilation. Le décalage induit par la forme théâtrale fait aussi de ce texte un outil de réflexion sur les méandres du comportement et la psychologie, et ne laisse pas son lecteur tranquille.
Le détenu et son épouse dialoguent à demi-mot dans la première partie, procédant par allusion à tel ou tel autre, avec parfois des accents ironiques, un soupçon de mépris ou de crainte. Il est aussi question de banalités du quotidien dans lesquelles chaque couple peut se reconnaître. Le personnage principal, père de deux enfants, qui n’a jamais aimé que sa femme depuis le plus jeune âge, est amateur de littérature… et en attendrirait presque le lecteur, tout inoffensif qu’il paraît dans la réclusion.
La femme demande au détenu : L’essentiel… va savoir ce qui l’est. L’auteur invite ainsi son lecteur à comprendre ce qui est essentiel pour chacun dans ce texte. Quelles questions sur l’existence la relation à l’autre, les aspects de la violence peuvent susciter ? Ce qui est avoué dans l’entretien de la deuxième partie – la révélation de procédés criminels – ne retient peut-être pas autant l’attention que les questionnements, la suggestion, les énigmes du comportement humain, les intentions ou ce que cache des paroles apparemment anodines.
Compte rendu de Guillemette de Grissac,
For intérieur (blog)
Minuit : noir. Cf. un autre titre de Yusuf Kadel : Un septembre noir ; cf. dernière didascalie : « obscurité totale ».
Minuit : minuit découpe la nuit en deux ; heure du partage ; heure de la bascule entre la nuit/ le jour. Sur quel versant se trouve-t-on ? Va-t-on du noir vers le jour ? de la vie vers la mort ? ou l’inverse ?
Minuit : un instant ; un point ; l’éphémère. À saisir.
Minuit : heure du crime. Des meurtres de sang froid, comme on dit. Une liste, une litanie. L’activité du « tueur à gages », personnage traditionnel du roman noir, une sorte de fonctionnariat, avec des instructions à suivre, des « contrats », des « requêtes de la clientèle ».
« Lors d’un entretien, un de vos confrères m’a avoué que le démembrement d’une victime constituait une véritable épreuve… » (p77).
Ces crimes mentionnés (mais non décrits) comment le lecteur les reçoit-il ? Frisson d’horreur ? Effet de saturation ? Peu de complaisance : rien de « gore » dans le texte. Le lecteur est renvoyé à ses propres fantasmes, s’il en a. L’horreur est convoquée, pas racontée. Les clichés sont refusés. « Non. Il n’y avait pas de tronçonneuse » (p77). Homme 1 mentionne ce refus : « j’ai stoppé l’enregistrement » (p79).
MINUIT : PORTRAIT D’UN TUEUR EN HOMME ORDINAIRE ?
Enfance d’un tueur : il torturait les chats. Profil d’un tueur : enfant battu ? Non, enfance « ni agréable ni désagréable… Comme la plupart des gens ». Absence totale d’empathie. « Il m’est arrivé de faire une pause pour aller casser la croûte… et puis de revenir pour finir le boulot. Sans aucun problème. » (p77).
Ce portrait donné à la séquence 2 renvoie à l’érotisme de la séquence 1 : « Homme 1 : juste te toucher… (continuant à la caresser…) » et il semble en contradiction avec cette expression du désir. De même le chantage exercé par Homme 2 à la fin prend appui sur les sentiments amoureux de Homme 1. Perplexité. Déstabilisation.
S’il y a portrait, c’est celui d’une incohérence. La prendre comme telle. Surtout ne pas faire de psychologie.
MINUIT : BÉANCE ET NON-DITS
Le texte se construit sur des implicites, des non-dits qui déstabilisent le lecteur : « Dis-moi pourquoi tu es là ?… » (séquence 1). La réponse reste en suspens, le dernier mot de la séquence : « C’est… ». Sur quoi peut bien ouvrir cette béance du texte ? Si on cherche une clé, on peut se rapprocher de la parole ultime de la séquence 2 : « la balle est dans mon camp ».
MINUIT : DÉCOUPAGE
Trois séquences. On imagine qu’un « noir » les sépare si on met en scène les dialogues. C’est à dessein qu’on ne les appelle pas actes. Aspect implacable du découpage ternaire qui renvoie cependant aux structures anciennes et permanentes du théâtre.
Trois séquences, brèves, équilibrées. Sans bavure, sans adhérence, sans digression, saignant comme un découpage au couteau, et les dialogues au scalpel. Rien de trop, une forme minimale. Découpage formel qui épouse le « découpage » sémantique : la forme est cyniquement au service du sujet. Ne s’agit-il pas en effet de corps démembrés, et, en implicite, de peine capitale, « découpage » ultime encore dans nombre de pays ?
PERSONNAGES : PRÉSENCE/ABSENCE
Anonymés. Minimalistes. Absence de déterminants : « Femme1 », « Homme1 », de référents, de repères identitaires. On y est habitués depuis Beckett. Regroupés en couples implacables : différentes combinaisons, habituelles dans notre vie sociale : homme /femme ; mari /femme ; détenu/fonctionnaire de l’état. Absence d’indications précises mais non absence de présence charnelle.
Absence de référents : « Ils » (p53), « tu leur as filé un billet ? ».
Résultat de cet anonymat : toute projection est possible. Le sujet conduit à l'introspection. Le lecteur se sent à la fois étranger, extérieur : on rejette avec force, avec répulsion le personnage, Homme 1, le plus loin possible de soi-même et pourtant on sait bien qu’il est une part de notre propre humanité. Bref, où sont les monstres, qui est monstrueux, qui est normal ? Notre jugement, au préalable sur ses rails, vacille et quitte la voie, et c’est bien ainsi. Le texte donne à revoir aussi les notions de bourreaux/victimes, les querelles ethniques à la lumière des pulsions individuelles, incompréhensibles de l'extérieur.
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MINUIT : éditions de
Le texte me rappelle l’univers de Jacques Serena, cf. Rimmel (1) et une rencontre avec cet auteur (enthousiaste, sombre et chaleureux) dans le cadre d’une réflexion sur les ateliers d’écriture (2). Avec François Bon (3), un autre écrivain de « Minuit », ils partagent l’expérience – longue – d’atelier d’écriture avec les « détenus », dans les prisons.
Ces deux auteurs ont d’autres points communs : indifférence par rapport aux cloisons littéraires conventionnelles, dépassement des catégories, engagement, tempérament généreux, écriture sans concession. Pour moi, les références et associations ont surgi très vite : c’est à cette famille littéraire qu’appartient Yusuf Kadel.
(Les n° de pages correspondent à la mise en page de la revue l’Atelier d’écriture n°2, août 2009, dir. Barlen PYAMOOTOO.)
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SERENA Jacques, Rimmel, 1998, Basse Ville, 1992, etc. Voir site des éditions de Minuit, pour la biblio et lire en entier cet entretien dont voici un passage :
« Je n’écris pas pour le théâtre, ni pour un lecteur, ni pour qui ou quoi que ce soit. Au moment d’écrire, si c’est vraiment le moment, je ne sais pas ce qui va se passer, en sortir, alors la question de la destination a du mal à se poser. Des textes seront jetés, ou laissés en plan, d’autres iront plus ou moins se faire passer pour du roman, et d’autres sans trop de mal pour du théâtre. »
Extrait d’entretien avec Jacques Serena (site des Éditions de Minuit)
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Université d’été, Grenoble-Stendhal et CRDP, 1998, rencontres autour des ateliers d’écriture, organisatrice : Claudette Oriol-Boyer.
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BON François : auteur de théâtre, témoignages, récits, romans, biographies littéraires, créateur de sites (voir les sites : remue.net et tierslivre), passeur de littérature, animateur d’ateliers, d’émissions de radio, etc. Sa bibliographie est tellement vaste et variée que je renvoie aux sites et citerai seulement l’ouvrage qui m’a le plus touchée : Daewoo, Fayard 2004, mis ensuite en scène (Avignon 2004), écrit à partir des témoignages des ouvrières victimes de la fermeture de l’usine Daewoo.
Compte rendu de Sabine Ariscon,
Sab’pleasure (blog)
Une fois n’est pas coutume, sortons aujourd’hui au théâtre. A défaut de pouvoir découvrir de l’intérieur le théâtre de Port-Louis, vide de spectacles et de spectateurs depuis plusieurs années, plongeons-nous dans l’univers sombre de Yusuf Kadel, poète et dramaturge mauricien.
J’avais été séduite par le texte lors d’une représentation en mai dernier au festival Passe Portes, et je m’étais promis de le lire tranquillement, à mon rythme. C’était sans compter sur celui de la pièce, trépidant à souhait, même si de nombreux silences la ponctuent comme autant de non-dits, de pensées et de mots avortés.
L’intrigue se déroule en trois temps, trois duels verbaux, dans le parloir d’une prison. Quatre individus vont croiser les mots, anonymes, comme s’ils avaient le pouvoir d’incarner l’essentiel, la quintessence d’une humanité problématique. Ces duos s’organisent autour d’un personnage central, un homme marié, un père, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Il reçoit tour à tour son épouse, une psychiatre et un policier, sinon totalement véreux, du moins peu scrupuleux dans ses pratiques.
Yusuf Kadel accorde ainsi la parole à ce meurtrier, poète à ses heures, et expose sa folie et sa violence à travers les différents débats, une violence dont il n’a hélas pas l’apanage. Nous sommes ainsi dans une forme nouvelle de théâtre de la cruauté qui sonde la barbarie des hommes, leur aptitude à cette violence polymorphe quelquefois enfouie au fond de nous.
« Minuit exhume ce que midi enfouit. »
Il explore cette cruauté parfois pernicieuse, sournoise, qui harcèle sa victime sans jamais l’achever et que certains banalisent.
« Tuer, ça ne me fait rien. »
L’écriture épurée, l’art consommé des silences et du discours didascal, la petite touche beckettienne, les dialogues réalistes et pourtant emprunts d’une once d’absurde, les répliques qui fusent sans jamais étouffer les sous-entendus ni l’indicible font de ce texte une pièce résolument moderne et stimulante.