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À propos

de Soluble dans l’œil

 

Préface de Shenaz Patel

   Lire ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venu de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation, diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières.

Un monde, alors, se réveille.

   Dans ce calme apparent, ténèbres fragmentées de lumières, qui brouillent les contours, implosent les formes, confondent ombres et lueurs, redessinent courbes, paysages.

Comme un cachet effervescent jeté dans un verre d’eau.

Comme si, oui, tout devenait soluble dans l’œil…

   Dix ans exactement après son remarqué premier recueil, Surenchairs, publié  à l’île Maurice en 1999, Yusuf Kadel, (qui a entre temps nourri le lien à travers la revue de création contemporaine Point barre qu’il anime avec d’autres poètes mauriciens) nous offre ce nouvel ouvrage.

   On l’y reconnaît.

   On l’y découvre.

   La brièveté est toujours là, fidèle, efficace.

  Dans une forme qui n’est pas sans rappeler ici les haïkus japonais, là les aphorismes chers à Chazal, le poète livre de petites pièces ciselées, rythmes et sonorités soigneusement polis, galets dont la scansion ricoche, accroche, retient. La densité des images notée dans Surenchairs a ici laissé place à quelque chose d’à la fois plus pointu et plus aéré. Dans l’espace ainsi ouvert, chaque caillou lancé laisse derrière lui de larges ondes concentriques, suscitant, au creux du lecteur, des vibrations contemplatives (de réminiscences et d’étonnement mêlés). De l’art de condenser, non pour figer mais au contraire révéler. Comme du bonheur la transparence.

   Et si le je, dans sa maturation, est passé à un nous plus global, c’est peut-être pour mieux dire un monde à hauteur d’homme. Un monde où la verticalité du regard délaisse la tension de l’ascendance vers le divin, (omniprésente dans Surenchairs mais aussi dans Un septembre noir, prix Jean Fanchette du Théâtre en 1994)  pour épouser la courbe, descendante, vers le profond de soi. Paupières relâchées, nerfs de l’œil débandés, regard assez détendu pour tenter de voir, enfin, voir vraiment, voir, autrement.

   Voir, de la condition humaine, l’implacable étroitesse.

   Parce que regard qui fige et fait rougir, jusqu’au sang.

   Parce qu’étau de la mémoire, des souvenirs.

   Parce que mirages, même, ont «sourire exigu».

   Parce que l’incontournable géométrie régissant le triangle de la vie jusqu’à la tombe.

  Pas de pathos ou de pesante gravité, toutefois. Chez Yusuf Kadel aujourd’hui, l’œil intérieur n’est pas, comme chez Caïn, vecteur de jugement et de culpabilité. Loth aura beau dissuader de se retourner. Bienvenu le grain de sel qui fait cligner l’œil, l’ouvre sur le désert en lieu et place d’un tiède paradis où l’on «se cuite au tilleul».

   Avec cet autre regard, par lui, estomper les balises des chemins tout tracés, débusquer les arbres qui se cachent dans la forêt, avancer à contre-courant, à contre-soi, redécouvrir notre part liquide, mouvante. «Désériger» le monde pour mieux le reconstruire, à sa fantaisie. De la fumée retrouver la légèreté. 

   Alors le vent, qui traîne partout ses reins, au risque d’être laissé dehors. 

   Alors la mer, parce qu’en mer «nos yeux ne nous reviennent pas».

   Alors le feu et ses dents, l’été son «cou de girafe».

   Ultime fantaisie de l’auteur : c’est dans la deuxième partie de son recueil, fort à propos surnommée «En Marge des messes», qu’il fait pleinement ressortir l’enfermement de la condition humaine. Comme pour mieux nous renvoyer au début, là où se délivrent le monde et ses images.

De l’œil dessillé au regard cerné et inversement.

   Dans ce mouvement, c’est la nécessité, le poids, la force du ressenti et de la parole poétiques pour recréer et animer la vie, que réaffirme Yusuf Kadel. Avec l’originalité d’une écriture qui confirme la richesse de son économie, étend sa puissance d’évocation.

   Alors comme le poète, avec le poète, qui «se relit, comme d’autres retournent leurs morts», on se laisse gagner par la tentation de revenir, encore et encore, sur les pages parcourues, et des vers, sans cesse, exhumer la dense moelle.

   Ce recueil de Yusuf Kadel est une expérience sensorielle d’exception. Pour la partager, attendre que la lune se vide, que la nuit soit pleine, car «la lumière écorche ce qu’elle touche». 

Puis, parce que «rien n’est vaste comme l’immobile», se caler dans un fauteuil, et sans hâte, longuement, lire comme on poserait ses mains sur ses paupières. Pour mieux se dévoiler la face. La nôtre. Celle du monde qui nous fait de l’œil…

 

Critique de Norbert Louis,

Week-End

   Les poèmes contenus dans Surenchairs furent synonymes d’un nouveau souffle dans le parcours de Yusuf Kadel. Son travail en poésie s’est poursuivi au cours des années suivantes sous le signe d’une modernité déconstruisant le sens du poème, le lieu de l’écriture devenant l’espace d’un questionnement et d’une constante remise en cause. L’essentiel de son œuvre, Kadel le construit en revenant sur ses propres écrits, questionnant chaque mot, chaque thème. Les livres successifs, loin d’être isolés, forment un tout. On retiendra un point important dans la démarche de ce jeune poète : la réalité de l’homme (sa différence) est toute entière dans la parole. L’emploi du mot, son caractère parfois outrancier participent de ce travail de construction/déconstruction que Yusuf Kadel entreprend pour s’acheminer à un constat.

   Dans Soluble dans l’œil, l’univers devient soluble dans l’œil du poète. On observe le jeu des phrases courtes, filantes et l’utilisation de la ponctuation. La langue traduit l’expérience de la fluctuation, évitant toute solidité. Yusuf Kadel pose son regard sur l’environnement pour l’interroger en le déconstruisant. Cette recherche formelle tourne parfois à la surenchère, au minimalisme. Ce bouleversement s’accompagne d’une vision du monde qui s’éloigne de la figuration pour participer au travail de déconstruction. De cette expérience fragmentée de la langue, que voit-on sur la page ? Des morceaux de réel, une façon d’appréhender le monde par captation d’images instantanées, éclatées : « L’eau / nous bouscule de l’intérieur / l’eau / est plus pointue qu’on ne pense / l’homme ! / est une idée de l’eau », « Le sang / rougit dès qu’il s’expose  le sang / n’est guère fait pour l’œil ! / mais notre peau n’a / pas d’oreilles », « La couleur / jamais n’a posé bagage  la couleur / ne connaît que le pavé ! / la couleur se retient / seulement dans nos rêves », « Le rire / se décline jaune et chrome  le rire / s’entend jusqu’au fond de l’œil / le rire est kitsch mais le sanglot / l’est également ».

   Yusuf Kadel use dans ces derniers segments des variations d’une gamme chromatique (jaune, chrome) qu’il mêle au langage, et pas seulement aux impressions visuelles. Surgissent alors des variations autour d’un thème, le fluide, par exemple, où sonorités, couleurs, répétitions font corps. Le travail de brouillage se poursuit par le jeu des associations, oppositions, juxtapositions d’idées, textes liés ou déliés : « Les arbres / se cachent dans la forêt comme on se cache / parmi la foule / l’arbre qui cache la forêt est un / héros », « La nuit / est pleine lorsque la lune est vide / la lune s’ingère et la nuit / s’en félicite / le noir… se gorge du / blanc », « L’été / a un cou de girafe et des lèvres mobiles qui / se faufilent partout / l’été ronge les frusques et ral / longe le sexe ».

   Cette structure poétique pourrait se ramener à un processus musical : murmure, parole fluctuante ou interrompue, rythme dilaté, ramassé…

   Pour Yusuf Kadel, écriture poétique et discours théorique participent d’une même approche du monde. On ne peut qu’être frappé par cette œuvre centrée sur des questions liées au chaos de l’univers et à la force de la parole poétique. Le paysage décrit évoque la quête de l’horizon qu’il faut aller chercher : « Les montagnes / campent sur leur tâche  les montagnes / nous préservent de l’horizon / en mer nos yeux ne nous / reviennent pas », « L’horizon / tranche / dans la lumière / et l’infini presse / de tout son poids ».

   Lier l’écriture au paysage, questionner les lieux, diluer la réalité  pour la reconstituer : tel est le projet énoncé dans ce recueil. Son originalité et sa force résident dans un certain climat, où la lumière transforme l’obscur… Alors, la parole et l’univers entrent en résonance. Kadel semble dire que le poète ne peut s’accommoder du monde tel qu’il apparaît. Le travail pour re-figurer ce monde est un travail sur soi et sur la langue. Le poète recherche une émotion neuve à travers les mots et la matière du monde… un monde qu’il ramène à hauteur d’homme.

 

Critique d’Aline Groëme-Harmon,

L’Express

   Ses mots nous parlent intimement. Quand ils ne nous parlent pas d’intimité. Ses mots sonnent vivement. Résonnant (raisonnant) d’une plume résolument vivante. Yusuf Kadel choisit de nous taper dans l’œil. Dans une forme qui n’est pas sans rappeler, ici les haïkus japonais, là les aphorismes chers à Chazal, comme l’écrit Shenaz Patel en préface. Mots d’introduction pour Soluble dans l’œil, recueil de poésie signé Yusuf Kadel, publié aux Éditions Acoria.

   Pas juste des sentences, plus qu’une observation minutieuse de la vie. De petits morceaux d’éternité. C’est tout cela Yusuf Kadel. Ses mots sont rivière, eau, sang et vent. La rivière pour la liberté. L’eau pour dire la fragilité. Le sang pour notre émotivité. Le vent pour nos contradictions : « (…) rivière est le nom que porte l’eau lorsque / tenue en laisse. », « L’homme ! / est une idée de l’eau », « Le vent (…) on le reçoit plus volontiers / sur le palier qu’au salon », « Le givre / envie l’eau comme / l’angle envie la courbe / et quand il en a marre… / il craque ». Les vers de Yusuf Kadel donnent à maintes reprises au lecteur l’envie  de  s’exclamer « fallait y penser ». Le poète l’a fait, donnant un sens aux bourrasques qui nous ébouriffent.

   Chez lui, l’essence est au sens premier. Avant de couler en nous, de se dissoudre dans l’œil, pour révéler une profondeur insoupçonnée, une sensibilité aux petites comme aux grandes choses. Pour « voir, de la condition humaine, l’implacable étroitesse », ainsi que le note Shenaz Patel, car lire « ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venu de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières ». Shenaz Patel nous rappelle ensuite que le poète revient avec ce présent recueil dix ans exactement après son remarqué premier recueil, Surenchairs, publié à l’île Maurice en 1999. Fleuron d’un auteur qui est aussi dramaturge. Lui qui, en 1994, remporta le prix Jean Fanchette pour Un septembre noir.

 

Compte rendu de Patricia Larenco,

Larencore (blog)

   Une centaine de pages. Une présentation harmonieuse, qui attire l'œil (c'est le cas de dire).

  Pour commencer, le plaisir de lire la préface de Shenaz Patel, compatriote du Mauricien Yusuf Kadel, laquelle se révèle un petit joyau d'intuition, de sensibilité poétique. Parlant d'immersion "sensorielle particulière", Shenaz Patel convoque l'image d'un "cachet effervescent jeté dans un verre d'eau" et nous exhorte à "lire comme on poserait ses mains sur ses paupières. Pour mieux se dévoiler la face", pour "voir autrement".

   Et, en effet, nous sommes aussitôt frappés, en entrant dans le livre, par le caractère "spécial", si ce n'est déconcertant, de cette écriture. Que ce soit dans la première partie, intitulée "Soluble dans l'œil" ou dans la seconde qui porte le titre de "En marge des messes", son économie, son extrême resserrement nous sautent aux yeux. Nous avons affaire à une recherche d'acuité percutante (aux résonnances parfois "géométriques"), mise au service d'une profonde originalité du regard, des mots et des associations d'idées. Yusuf Kadel a le sens de l'inattendu, c'est le moins qu'on puisse dire :

"Les larmes / traversent le visage à gué" ; 

"L'os / a la peau dure" ;

"Le vent / [...] on le reçoit plus volontiers / sur le palier qu'au salon" ;

"Rivière est le nom que porte l'eau lorsque / tenue en laisse".

   Cette audace, si vivifiante, si à même de surprendre, fait, bien sûr, penser (comme le montre, déjà, Shenaz Patel) à Chazal, son illustre prédécesseur et l'un des géants de l'histoire de la poésie mauricienne.

   Au confluent de l'aphorisme chazalien et du haïku japonais, il y a donc... Yusuf Kadel.

Cependant, aussi vrai que "le tout est toujours plus que la somme de ses parties", Kadel parvient à faire siennes, puis à dépasser, ces influences. La subtilité, le côté allusif de son verbe sont à lui, et rien qu'à lui.

   On a quelquefois un peu la sensation qu'il joue à cache-cache et/ou qu'il aime, au fond, à demeurer dissimulé derrière ses mots.

   Pour lui, la lumière nous dépouille de notre protection, qui est l'ombre. Et Kadel, on le sent bien, n'aime pas mettre ce qu'il a à exprimer dans la crudité de la lumière. Crainte typique d'un habitant de pays de trop grande lumière ? Sans doute.

   Mais, sans doute aussi, réaction d'homme pudique qui se protège afin de garder le recul, garant de la bonne distance nécessaire (en particulier, par l'humour). Yusuf Kadel possède la grâce, la classe, qui va toujours de pair avec la discrétion. Ce qui le préoccupe ? Les limites de la perception humaine ("ce qu'il [le soleil] ne voit  nous ne le / voyons pas non plus"). La maîtrise du verbe est totale, tout en parvenant à rester lyrique. Le mystère est là, qui nous cerne, qui ne se dévoile ici et là que par lambeaux, par touches brèves, aussi fulgurantes que fuyantes.

   Certaines trouvailles de la première partie nous ravissent littéralement :

"Les montagnes / nous préservent de l'horizon" ; "Le givre / envie l'eau comme / l'angle envie la courbe / et quand il en a marre... / il craque".

   Dans la deuxième partie de l'ouvrage, "En marge des messes", l'écriture s'infléchit nettement vers le surréalisme tandis que la disposition des poèmes, toujours aussi courts, devient plus axée sur la forme, sur la sollicitation de l'œil : la calligraphie n'est pas loin. Kadel coupe des mots, comme pris dans une démarche de fragmentation radicale. L'humour est toujours présent ("Y'a de l'homme dans la bête"), la fantaisie qui dicte "au paradis [...] / on reprend / sa langue / au chat", joue au jeu de balancier avec la gravité qui, un peu plus loin, énonce "Seul le suaire nous tient chaud / des orteils aux cheveux". Pourtant, le groupe de poèmes reste marqué par un esprit d'enfance ; une indéniable forme de légèreté, d'amusement le parcourt :

"L'hiver ne prend guère de / gants sous hautes / latitudes / Ailleurs / c'est le soleil / qui se croit tout permis ! / Et l'homme / que l'on crée / sans chapka / ni chapeau de paille".

Yusuf Kadel, on le voit, ne renonce jamais à la malice, ni au recul.

De temps à autre, une sorte d'apothéose fuse, qui nous laisse rêveurs :

"S'il n'est pas permis / de fouler / son ombre / c'est qu'elle souffre / déjà / bien assez / étalée ravalée écar / telée / de soleil en soleil" ;

"Notre peau par moments / nous dépasse" ;

"Ombre et clarté / cohabitent / à la frontière des silhouettes" ;

"…et suivons / sereins / nos traces / laissées / demain".

   Kadel continue à récuser "l'hégémonie" de la lumière. Cette dernière fixe, montre trop pour être honnête, alors que ce qui est véritablement important est à chercher ailleurs, dans l'ombre, dans les caprices de la mobilité en fuite, aux marges, aux périphéries du regard, dans ses réflexivités. Au royaume de la poésie qui, au fond, est une espèce de "troisième œil". Mine de rien, sans tambours ni trompettes, c'est avec le réel voilé, ultime, que Kadel flirte. À sa façon.

   Tout n'est-il pas "soluble dans l'œil" ?

Critique de Patryck Froissart,

La Cause littéraire (site)

   Yusuf Kadel figure assurément parmi les poètes mauriciens contemporains les plus talentueux. Son écriture poétique brille par une recherche incessante d’originalité, par la spontanéité avec laquelle elle sort des sentiers littéraires battus, par l’audace (certes non singulière ni véritablement novatrice si on pense à Apollinaire, ce précurseur de la rupture des codes de la poésie dite classique) avec laquelle elle défie le lecteur et cherche constamment à le dérouter de toute possibilité de sens unique.

   Le recueil est en deux parties, intitulées respectivement Soluble dans l’œil et En marge des messes.

   Chacun de ces ensembles fonde sa propre problématique, qu’il convient donc de distinguer, même si le second est l’illustration et l’amplification des spécificités poétiques du premier.

   Soluble dans l’œil :

   Les textes de cette première partie, qui se caractérisent tous par leur brièveté, sont relativement structurés, et présentent même, de l’un à l’autre, presque régulièrement, une certaine identité formelle, ce qui les inscrit dans un champ sémantique globalement cohérent, constitué d’une succession quasi taxinomique de thèmes élémentaires : l’élément liquide (eau, sang, sueur, larmes, mer), l’élément aérien (vent, ciel, lumière, horizon, âme), le minéral (montagne, verre, terre, os), le métal (fer), le feu (feu, soleil, été, couleur), le temps (saisons, nuit, neige, givre), l’espace (désert, page), le végétal (arbres), le règne animal, le cosmos (lune), les temps de la vie (rire, silence, bonheur).

   Ce premier ensemble commence avec des quintils de forme identique, dont la première ligne peut tenir lieu de titre, comme le montrent les deux beaux textes initiaux qui donnent le ton et le style : 

   La rivière

   ne se retourne pas  la rivière

   ignore d’où elle vient

   « rivière » est le nom que porte l’eau lorsque

   tenue en laisse

 

   L’eau

   nous bouscule de l’intérieur  l’eau

   est plus pointue qu’on ne pense

   l’homme !

   est une idée de l’eau

   Mais très vite, après six poèmes ainsi construits, le poète prend ses distances avec cette contrainte formelle qu’il s’est de prime abord imposée, tout en y revenant ici et là dans la succession des pages. Le quintil n’est plus systématique ; l’espace séparant, dans la deuxième ligne, la première partie du vers et la récurrence du titre se déplace dans la strophe, s’élargit, se distend ; des ruptures se font, brutales, inattendues, dans la mise en page, dans l’observance de la contrainte syntaxique ; des enjambements écartèlent et rompent la cohésion des groupes grammaticaux ; des italiques intrigantes marquent abruptement un mot, des élisions surprenantes éclatent comme des bulles…

   Le verre

   est frêle car tracé de regards  le verre

   volontiers regagnerait l’sable

   La vision du poète semble, de page en page, se troubler comme s’il entrevoyait progressivement, le temps passant, non plus un objet, ou un paysage, ou un être dans son intégrité, mais en éclats, ce qui s’exprime alors de plus en plus en bris de vers… On n’est pas loin de ce qui, dans l’art pictural, s’apparenterait au cubisme…

   Comme si les choses se diluaient dans la perception, comme si le visible devenait, explicitement, « soluble dans l’œil »… pour se recristalliser en blocs nouveaux.

   Le lecteur, par la magie de cette dissolution/recomposition, assiste ici et là à la fusion de la matière avec l’immatériel, et de façon constante à cette alchimie dont seuls les poètes ont le secret et qui permet liquéfaction des solides, solidification de l’élément liquide, sublimation…

   L’été a un cou de girafe, le feu est pourvu de dents, le vent cherche ses reins, la mer se souvient, l’eau est pointue, la lumière écorche ce qu’elle touche et l’homme est une idée de l’eau…

   Mais ce n’est qu’un début. L’illusion, ou, plutôt, la « dés-illusion » du regard, qui s’imprime de façon croissante au cours des pages de cette première partie n’est que le symptôme annonciateur de ce qui attend le lecteur dans la deuxième phase du recueil, ayant pour titre En marge des messes.

   En marge des messes :

   Dès l’entrée dans ce second ensemble s’accentue la fonction d’effraction du prisme au travers de quoi le poète voit les choses. Les lignes se disloquent et ont tendance à s’étirer, les syntagmes se dilatent, les lexèmes se brisent en morceaux horizontaux et verticaux, puis se décomposent jusqu’à la séparation des graphèmes, voire de chacune des lettres, des éléments de ponctuation et des majuscules surgissent de façon anti conventionnelle.

   Et tout cela n’est pas un artifice de composition « pour faire genre ».

   Non, en vérité, tout cela fait sens !

   Illustration :

   L’ici le main

   tenant s’ é t e n d e n t

   toujours

   montant

   Dégringole !

   qui déguerpit

   Texte après texte, la vision se disperse dans l’espace de la feuille, jusqu’à s’y perdre sous la forme d’une courte strophe que le lecteur doit aller chercher tout au bas d’une page blanche. Le temps lui-même se rétracte et s’inverse de façon paradoxale :

   … et suivons

   sereins

   nos traces

   laissées demain

   Le poète ainsi recrée l’être, destitue puis reconstitue le réel, qu’il fait sien. Il se refait le monde, et, ce faisant, refait un monde, cet autre monde fascinant dont le lecteur en vient vite à pressentir, à discerner l’existence, en ajustant le visible (et l’invisible) à son regard, à son œil de voyant, de voyeur, de sorcier pourvu du talent magique d’éveiller tous les sens de celui ou de celle qui accepte de se faire son complice en poésie.

   Il convient de citer pour conclure cet extrait de la belle préface que consacre à cette œuvre remarquable la romancière mauricienne Shenaz Patel :

   Lire ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venue de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation, diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières.

 

Lire l'article sur

La Cause littéraire :

http://www.lacauselitteraire.fr/soluble-dans-l-oeil-yusuf-kadel

Yusuf Kadel : Soluble dans l'oeil
Yusuf Kadel
Soluble dans l'oeil trans_
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